Jacques De Decker, en 2016. Photo: Pablo Garrigos

Nouvel hommage à Jacques De Decker

Un an après son décès brutal à 74 ans, on lui rend aujourd’hui des hommages multiples et mérités car il était un symbole de curiosité bienveillante envers les talents des quatre points cardinaux. Voici celui de Jean Jauniaux
7 novembre 2021
Jean Jauniaux a réalisé cette photo de Jacques De Decker, devant la « boîte à livres » du Parc de Wolvendael, à Uccle.

Nombreux ont été les hommages rendus à Jacques De Decker depuis son décès survenu le 12 avril dernier. Il est à espérer, qu’ils seront nombreux encore, en Belgique, (- des deux côtés de la frontière linguistique qu’il franchissait avec l’allégresse du parfait bilingue qu’il était -) , mais aussi en Europe (- il apporta à plusieurs reprises des contributions fulgurantes à la réflexion sur la nécessité et la richesse d’une véritable politique culturelle de l’UE-) et dans l’ensemble de la francophonie. 

La notice biographique parue dans le livre du centenaire de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique indique les trajectoires essentielles de celui qui fut avant toutes choses et dans toutes ses activités, un écrivain. Dans les milliers d’articles de critique littéraire, mais aussi dans les préfaces, les textes de circonstances, les discours, les essais biographiques, il a été autant un écrivain que dans son œuvre strictement littéraire, composée de nouvelles, de romans et de pièces de théâtre. Il suffit pour s’en convaincre de relire les éditoriaux de la revue Marginales dont Jacques De Decker, nouvellement élu au siège d’Albert Ayguesparse fondateur de la revue, annonça la renaissance dans son discours de réception à l’ARLLFB. De cette nouvelle génération de Marginales, inédite dans le monde des revues littéraires, il fit une vaste chambre d’écho ouverte aux écrivains pour qu’ils y fassent entendre, chaque trimestre, leur voix originale en résonance aux événements du monde.  Quant aux éditoriaux, ils constituèrent de livraison en livraison une chronique originale de la géopolitique européenne et mondiale et de leurs enjeux sociaux et culturels de 1998 à nos jours.

Vers l’opéra et la littérature d’art

Son écriture s’essayait dans les derniers mois de sa vie à explorer de nouvelles formulations, poétique et philosophique, mais aussi de poursuivre plus intensément des formes déjà visitées, comme l’opéra et la « littérature d’art », pour paraphraser ici une expression de Verhaeren. De ces espaces de création, qui nous avaient valu déjà un opéra et – entre autres- le remarquable texte d’accompagnement d’un film documentaire de Yvon Lammens et Françoise Jones consacré à Lismonde.

Rendre hommage à Jacques De Decker impliquerait d’aborder aux rivages multiples de cet archipel érudit, culturel et littéraire qu’il laisse derrière lui. A charge pour nous d’en dresser la carte et d’y naviguer sans relâche. Mais comment rendre compte de plusieurs décennies d’enseignement à l’École d’interprètes internationaux de l’Université de Mons, au Conservatoire royal de Bruxelles et à l’INSAS, l’école de cinéma de Bruxelles? Comment matérialiser l’inspiration qu’il insuffla à des centaines d’étudiants, par ses improvisations et son érudition, l’élégance de sa pensée, intelligible et accessible, sans concession à l’exigence et à l’esprit critique? Comment, enfin, témoigner de l’impulsion que ses articles ont donnée aux écrivains, dramaturges, metteurs en scène, comédiens, stimulés par un article signé des initiales J.D.D., et par ses formulations aussi fulgurantes que des aphorismes, mettant en lumière le meilleur de ce qu’il avait lu, vu, regardé, entendu? 

Avec Jean Jauniaux, lors d’un de leurs entretiens à la Foire du Livre Belge

Publier des œuvres complètes

Il faudrait publier l’ensemble de cette production littéraire. Jacques De Decker l’avait souhaité pour son prédécesseur à l’Académie. En conclusion de son discours de réception, il formait le vœu «que l’on inaugure, <pour Ayguesparse>, une formule dont nos lettres manquent cruellement, celle des œuvres complètes». Il y a là une invitation, qui nous est adressée, de se lancer dans cette entreprise en rassemblant les archipels et en les donnant à connaître à nouveau ? Paul Emond a posé déjà la première pierre de l’édifice en publiant le Théâtre complet  aux Editions de l’ARLLFB. Auteur de théâtre lui-même, Paul Emond était le mieux placé pour éclairer l’ouvrage d’une introduction érudite et passionnante dans laquelle il analyse la singularité d’une oeuvre dont l’apparente simplicité formelle (elle est composée de comédies « classiques »), ne doit pas cacher l’enjeu central qu’elle se donne d’élucider: la complexité de la nature humaine. Les cinq pièces réunies dans ce volume n’ont rien perdu de leur intemporalité, malgré un ancrage délibéré dans les questionnements contemporains à leur écriture. Soulignons aussi parmi les ré-éditions, celle de Suzanne à la pomme, une nouvelle illustrée de collages de Maja Polackova 

Il faudra poursuivre l’entreprise des Œuvres complètes. Y figureront l’édition intégrale des éditoriaux de la revue Marginales — qui constituent une chronique originale de la géopolitique européenne et mondiale et de leurs enjeux sociaux et culturels de 1998 à nos jours — et des articles critiques, mais aussi la retranscriptions des Marges et contre-marges (chroniques mises en ligne de 2011 à 2016 sur le site de L’ivresse des livres , les romans bien sûr et les nouvelles. 

Il y aura là pour celles et ceux qui l’entreprendront un voyage exaltant à accomplir dans une œuvre démultipliée sous les signes de l’érudition et de l’intelligence, ces instruments dont Jacques De Decker déployait inlassablement l’usage et le partage.

Jean Jauniaux, le 7 novembre 2021.

Une soirée d’hommage aux Riches-Claires

Quelques étapes ont été évoquées le  7 septembre 2021 sur la scène du théâtre des Riches-Claires lors d’une soirée d’hommage à celui qui y anima pendant plus de vingt ans Les coups de midi. Après une brève introduction et un mot d’accueil d’Yves Namur (poète, éditeur et Secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique) et de Marie-Angèle Dehaye (Directrice de la bibliothèque des Riches-Claires) le thèmes suivants ont été abordés: Jacques De Decker et les nouveaux venus sur la scène littéraire belge (Elise Bussière), l’écriture éditoriale (Jean Jauniaux à propos de Marginales et des  Marges et contre-marges), l’engagement pour une politique culturelle européenne (Richard Miller), la tentation de la poésie (François-Xavier Lavenne), la masse critique (Jacques Franck), les arts plastiques (Françoise-Roberts Jones). Ces hommages se sont clôturés par la projection – particulièrement émouvante – d’un teaser du film documentaire que le cinéaste Yvon Lammens consacre à l’auteur de La grande roue.

L’enregistrement de cette soirée sera bientôt disponible sur le site de la Bibliothèque des Riches-Claires.

Jacques De Decker, créateur de ponts Nord Sud

Pendant près de vingt ans, l’érudition aimable, l’humour jamais méchant et le talent d’intervieweur de Jacques De Decker ont ravi à Uccle les spectateurs du CCU et de la Foire du Livre belge, dont il était un des piliers.  Mais ce n’était qu’un des aspects d’une carrière que les mots ‘humanisme’ et ‘diversité’ pourraient peut-être aider à définir, quoique sans espoir de la résumer. Pas loin de 60 ans d’une activité foisonnante depuis qu’à l’âge de 18 ans, il fonda le théâtre de l’Esprit frappeur, avec Albert-André Lheureux. De la scène, ce fou de pièces et de livres était vite passé à la machine à écrire, devenant adaptateur, conseiller littéraire, journaliste et chef du service Culture du Soir pendant un bon quart de siècle. Auteur de plusieurs romans comme La grande roue, Parades amoureuses, Le ventre de la baleine, il avait succédé en 1997 à Albert Ayguesparse comme membre de l’Académie Royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Il avait aussi poursuivi l’édition de Marginales, la revue littéraire fondée il y a 75 ans par Ayguesparse. 

Avec Albert Ayguesparse
Photo: Pablo Garrigos

Passionné de littérature

Secrétaire perpétuel de l’Académie, écrivain, dramaturge, adaptateur, professeur, il restait avant tout un journaliste curieux de tout et passionné de littérature. De toutes les littératures, car ce parfait bilingue (et même trilingue, il avait étudié les langues à l’ULB et traduit de nombreux auteurs) a fait beaucoup pour faire connaître les écrivains du Nord aux lecteurs du Sud, via la Foire du Livre notamment. Amoureux de nos cultures différentes et complémentaires – tout naturellement, sa famille étant originaire de Flandre – il aimait associer les mots ‘écrivain’ et ‘belge’, et promouvoir la littérature d’ici, à contre-courant des tendances centrifuges niant l’existence d’une sensibilité, d’une identité communes. Une sélection de ses chroniques littéraires du Soir est parue chez Luce Wilquin, sous le titre de « La brosse à relire« . 

Avec Jean Jauniaux (à gauche de JDD sur la photo) et une partie de la rédaction de Marginales.

“Prodigue de ton amour de la beauté”

Un de ses amis très fidèles, le président du PEN Club de Belgique Jean Jauniaux qui est aussi le rédacteur en chef de Marginales,  soulignait que, comme Albert Ayguesparse, il avait négligé son oeuvre pour se mettre au service des lettres “des autres”, citant ce qui devait être le dernier poème de Jacques De Decker : “Il savait que très tôt il lui faudrait créer entre son arrivée et son adieu au monde sa légende à lui seul, son rôle dans la ronde, dans cet arpent de temps qu’il pouvait gouverner…”  Ce que Caroline Lamarche, parmi d’autres, a exprimé elle aussi dans quelques vers émus: “Ami, tu te semais à la volée prodigue non de toi-même mais de ton amour de la beauté, de ta passion à la répandre..”    Jacques De Decker était un honnête homme au sens d’autrefois. Un de ces hommes rares qu’on ne peut pas ne pas aimer: une culture éblouissante, polyvalente mais sans aucune esbroufe, sans préjugé, à l’aise aussi bien avec les amateurs de foot qu’avec les accros de toutes les littératures, une gentillesse et une équanimité parfaites. Dans une conversation, une conférence ou un article, il avait l’art suprême de réveiller l’intelligence chez ses auditeurs et ses lecteurs.  Qu’on garde vivant son souvenir n’a rien d’étonnant, c’est qu’on en ressent grandement le besoin parmi tous ceux qui essayent de faire rimer culture et ouverture. S.P.  

Jean Jauniaux a entamé en 2021 une série d’hommages à Jacques De Decker:

– Les deux « coups de midi » des Riches Claires dont Jacques a été l’invité… (« centième » ( http://edmondmorrel.be/?p=4191 et https://youtu.be/v-hE2NTuptk ) et 20e anniversaire ( http://edmondmorrel.be/?p=4097 ).

– L’ensemble des chroniques « la marge et la Contre marge » (sur le site www.espace-livres.be l’onglet http://www.espace-livres.be/-La-table-de-chevet-de-Jacques-De- )

– Une longue interview à propos du « ventre de la baleine » http://edmondmorrel.be/?p=835
Jean Jauniaux avait aussi à sa demande écrit la notice bio bibliographique de l’Académie: https://www.arllfb.be/composition/membres/dedecker.html qui figure également dans le livre du « centenaire » de l’Académie

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