La vie! Loin des grands boulevards, la Kinshasa des petits grouille de ses 15 à 17 millions d’habitants, tonitrue, pétarade de ses motos surchargées, ondule du popotin avec les ambianceurs sur les rythmes de rumbas; ça piétine, ça patauge dans la gadoue et les ordures plastiques, ça pue le poisson qui racornit sous le cagnard, à même le sol d’un marché en plein air. Et j’ai les pieds dedans. En fait, j’ai un casque de réalité virtuelle sur la tête, des écouteurs sur les oreilles. C’est du cinoche, et il est bluffant.
Mouvement d’arrêt instinctif pour ne pas écraser ces poissons noircis, je m’attends à ce que la marchande en boubou me hurle dessus. Mais elle ne dira rien. C’est du cinéma à 360 degrés et l’illusion est presque parfaite. Je suis sur un fauteuil tournant et, en pivotant, mon regard découvre ce qui se passe tout autour de moi, y compris dans le ciel. On s’y croit. Dans d’autres séquences, je ressentirai presque physiquement le balancement d’une pirogue sur le fleuve Congo, ou un début de vertige en “flottant” dans le vide, à côté du toit plat d’un building sur lequel se passe l’action.
Le spectacle est aussi dans la salle, les spectateurs tournent dans tous les sens…
Photo Caroline Lessire
Cœur noir, cinéaste blanc, pas facile de travailler à Kin
Dans Kinshasa Now de Marc-Henri Wajnberg, tout est scénarisé et mis en scène pour faire vivre en 21 minutes sous le casque l’aventure de Mika, un ado forcé de fuir le domicile familial où son père s’est mis en ménage avec une nouvelle belle-mère. Il est devenu un des 35000 enfants qui survivent en rue à Kinshasa. “C’est hélas un phénomène trop courant à Kinshasa, dit le réalisateur. La famille recomposée a trop de bouches à nourrir, alors on accuse un gosse d’être possédé par le diable et on procède à un simulacre d’exorcisme avant de l’exclure. Mais ici, l’enfant s’échappe en pleine cérémonie et disparaît dans la foule d’un marché, où il rejoint des “phaseurs”, une bande de jeunes délinquants qui survivent de combines et de petits larcins...”
Dure, la scène de l’exorcisme, avec un officiant qui hurle, secoue des bébés, lance de l’eau, leur brûle la peau de la flamme d’une bougie, tout ça au son des chants de la foule. C’est en réalité la seule séquence documentaire du film, sans mise en scène aucune. Et elle a accumulé les difficultés pour l’équipe de tournage qui devait suivre la cérémonie de loin, sur l’écran d’un smartphone…
La réalité pas si virtuelle d’une ville tentaculaire
Comme pour toutes les scènes, la caméra spéciale 360°, avec sa tête ronde aux lentilles multiples, était mise en place bien avant le début de chaque séquence. Elle se fait oublier, en quelque sorte. C’est une réussite que ce film qui frotte littéralement vos sens à la réalité de la Kin d’aujourd’hui, pas virtuelle, la vraie. Il n’y manque que les odeurs, d’essence, de transpiration, de nourriture, de pourriture et de poussière, mais l’imagination, les sons et les couleurs les restituent dans le nez. On suit Mika dans sa fuite et sa survie, mais pas en spectateur passif, avec la curiosité d’un voyeur pour les 360 degrés d’une scène. Si on détourne la tête pour regarder un détail hors champ, les sous-titres qui permettent de comprendre les dialogues en lingala suivent le regard. Chapeau.
Choisir son destin, parmi 40 scénarios
Pour Kinshasa Now, Marc-Henri Wajnberg a aussi élaboré une version interactive qui permet à chaque spectateur de choisir parmi 6 éléments de scénario ouvrant 40 chemins possibles, jusqu’à la fin. Le spectateur devient ainsi le scénariste de l’histoire qu’il choisit. Le jeune Mika peut, par exemple, s’enfuir dans une autre direction et connaître une expérience différente. Des choix qui peuvent signifier la vie ou la mort pour un enfant défavorisé. Cette interactivité réclame des ordinateurs avec une énorme capacité de calcul qui coûte fort cher. Marc-Henri Wajnberg: “Jusqu’ici. Car dans ce domaine, tout évolue à une vitesse foudroyante. Il y a quelques années, un projet comme Kinshasa Now n’avait aucune chance d’aboutir.” Qu’importe après tout, la version linéaire connaît un succès mérité, avec 14 grands prix récoltés dans 36 sélections en festivals internationaux. Le film a été vu dans 90 lieux différents dans le monde. Ce succès, le réalisateur ne l’aurait sans doute même pas envisagé s’il n’était devenu, depuis dix ans, familier de Kinshasa et de ses enfants des rues. Il les a suivis avec une véritable affection depuis Kinshasa Kids (2013), le premier film qu’il leur a consacré. Ils s’en sortaient par la musique.
Certains Kinshasa Kids s’en sortent, mais pas tous
C’est grâce à leur participation et au soutien de Marc-Henri Wajnberg que certains d’entre eux ont pu échapper à leur sort, quitter le trottoir et même réaliser leur rêve. Comme Michael Jerry Jackson, devenu danseur professionnel, Patrick, boulanger, José, chauffeur de taxi. D’autres n’ont pas su ou voulu saisir la chance de prendre un tournant. Chancelvie Kaponge, une des gamines qui joue avec Mika Bangala dans Kinshasa Now, a préféré retourner dans la rue plutôt que de rester dans un centre dédié aux gosses des rues. Même enceinte! C’est une attitude qui dépend beaucoup de l’âge, les plus jeunes choisissant de se réintégrer tandis que les « aînés » déjà marqués par les rites d’initiation de la rue choisissent ce qui pour eux est un semblant de liberté. Marc-Henri Wajnberg a remis Chancelvie en scène dans son opus suivant, I am Chance (sortie prévue en mai) qui se situe dans un monde plus violent encore que celui des garçons: celui des gangs de rue féminins. La dernière chance, peut-être? Sûrement pas le dernier film. Stève Polus
Photos © Wajnbrosse Productions