Albert Camus en 1957 Photo UPI © Library of Congress
20 décembre 2020
Temps de lecture 6 mins.

“Albert Camus, journaliste”: 4 règles d’or d’un journaliste libre

On trouve dans “Albert Camus, journaliste”, le livre de Maria Santos-Sainz, ce texte fondateur, un manifeste développé dans “Combat”. Il n’a pas pris une ride.

 Le manifeste peut être considéré comme un texte fondateur vis-à-vis des critiques, développées dans ses éditoriaux à Combat. Camus se demande comment un journaliste peut être libre, face aux abus du pouvoir, à ses servitudes et à ses censures.

Le texte débute en invoquant la liberté de la presse: « La question en France n’est plus aujourd’hui de savoir comment préserver les libertés de la presse. Elle est de chercher comment, en face de la suppression de ces libertés, un journaliste peut rester libre. Le problème n’intéresse plus la collectivité. Il concerne l’individu. »

                   Les quatre commandements

       Il décrit, dans le manifeste, les quatre commandements du journaliste libre :                

                            » lucidité, refus, ironie et obstination ».

       Quatre points cardinaux, également développés dans son œuvre littéraire et ses réflexions philosophiques. Tout un bréviaire pour journalistes : « La lucidité suppose la résistance aux entraînements de la haine et au culte de la fatalité ». Il ajoute :

     « Un journaliste libre, en 1939, ne désespère pas et lutte pour ce qu’il croit vrai comme si son action pouvait influer sur le cours des événements. Il ne publie rien qui puisse exciter la haine ou provoquer le désespoir. Tout cela est en son pouvoir.« 

   « Face à la marée montante de la bêtise, il est également nécessaire d’opposer quelques refus »

            Un appel à la désobéissance

   Il dénonce alors la désinformation qui gangrène la France, en 1939, et lance un appel à la désobéissance : « Face à la marée montante de la bêtise, il est également nécessaire d’opposer quelques refus, poursuit-il. Toutes les contraintes du monde ne feront pas qu’un esprit un peu propre accepte d’être malhonnête ». Il ajoute :

  « Or, et pour peu qu’on connaisse le mécanisme des informations, il est facile de s’assurer de l’authenticité d’une nouvelle. C’est à cela qu’un journaliste libre doit donner toute son attention. Car, s’il ne peut dire tout ce qu’il pense, il lui est possible de ne pas dire ce qu’il ne pense pas ou qu’il croit faux. Et c’est ainsi qu’un journal libre se mesure autant à ce qu’il dit qu’à ce qu’il ne dit pas. »

   Le pouvoir de l’obstination … et de l’ironie

     Camus souligne que l’ironie demeure « une arme sans précédent contre les trop puissants. Elle complète le refus en ce sens qu’elle permet, non plus de rejeter ce qui est faux, mais de dire souvent ce qui est vrai ».

     D’après lui, l’obstination « est une vertu cardinale. Par un paradoxe curieux mais évident, elle se met au service de l’objectivité et de la tolérance« . Il conclut ainsi son manifeste censuré : » Former ces cœurs et ces esprits, les réveiller plutôt, c’est la tâche à la fois modeste et ambitieuse qui revient à l’homme indépendant. Il faut s’y tenir sans voir plus avant. L’histoire tiendra ou ne tiendra pas compte de ces efforts. Mais ils auront été faits. »

     Plus de transparence, plus de rigueur

   Ces déclarations de principe constituent l’embryon des réflexions développées plus tard dans ses productions journalistiques. Il expose alors les priorités de la nouvelle presse et il préconise plus de transparence et de rigueur dans le traitement de l’information :

   « Un journal indépendant donne l’origine de ses informations, aide le public à les évaluer, répudie le bourrage de crâne, supprime les invectives, pallie par des commentaires l’uniformisation des informations, et, en bref, sert la vérité dans la mesure humaine de ses forces. Cette mesure, si relative qu’elle soit, lui permet du moins de refuser ce qu’aucune force au monde ne pourrait lui faire accepter: servir le mensonge. »

Au sein de ce cadre éthique, Camus expose d’autres recommandations nécessaires à un travail journalistique exigeant : il faut » informer bien au lieu d’informer vite » et « préciser le sens de chaque nouvelle par un commentaire approprié ». En définitive, il s’agit « d’instaurer un journalisme critique, et en toutes choses, ne pas admettre que la politique l’emporte sur la morale ni que celle-ci tombe dans le moralisme« .

       “Une école de vie et de morale”

      Macha Séry résume la contribution de Camus à l’élaboration d’une déontologie journalistique : « Le journalisme a été pour Camus une communauté humaine où il s’épanouissait, une école de vie et de morale. Il y voyait de la noblesse. Il fut d’ailleurs une des plus belles voix de cette profession, contribuant à dessiner les contours d’une rigoureuse déontologie. »

     En guise de conclusion, Camus formule une théorie du journalisme fondée sur « la régénération de la presse » et sur un « journalisme critique ». Il propose une réforme des médias de bas en haut, qui concerne tant le statut juridique de la presse et son indépendance financière que la responsabilité sociale des journalistes. Il évoque également la direction que doit prendre la profession, et place au premier plan les lecteurs, l’honnêteté intellectuelle, l’indépendance et la recherche de la vérité, en n’omettant pas de mettre en garde contre les risques de dérives sensationnalistes. Penser le journalisme selon Camus invite aujourd’hui à un « retour aux sources », à se rapprocher des « vrais gens », à couvrir les territoires et zones désertés par les médias traditionnels, à rendre visibles les invisibles, en définitive, à renouer la confiance du public.

       Un modèle de journalisme engagé

   Les propositions de Camus sur la presse constituent un modèle de journalisme engagé qui alimente le débat contemporain en France et sert d’inspiration, comme je l’ai déjà signalé, aux nouveaux médias numériques. La récupération du « mythe professionnel » incarné par Camus s’inscrit dans un contexte de crise d’identité de la presse française, provoquée tant par les mutations technologiques que par la crise financière des médias – changements de stratégies, rachats de journaux, fusions de rédactions, diminution d’effectifs, précarité, etc. -, qui entrave leur indépendance. Mais également dans un climat actuel de méfiance accrue à l’égard des journalistes, jugés d’être au service des élites par le public.

Dans le manifeste de lancement du journal numérique Mediapart, Edwy Plenel convoque, dans une posture de « subjectivité critique », la figure de Camus, et l’érige en modèle de ce que doit être aujourd’hui le journalisme. Un discours qui entend « refonder l’autorité journalistique » à travers l’exercice d’un « journalisme qui prend position, acteur à part entière de l’espace public ».

“Redonner à un pays sa voix profonde”

Les réflexions de Camus au sujet de la presse restent encore vivaces en France, inspiratrices d’un modèle au sein duquel le journaliste agit tel « un journaliste auxiliaire de la démocratie, défendant un projet de société, un journalisme de combat ». La citation suivante, publiée dans un éditorial de Combat le 31 août 1944 — intitulé « Critique de la nouvelle presse » —, résume peut-être avec le plus de justesse le legs intellectuel et éthique d’Albert Camus envers la profession:

« La tâche de chacun de nous est de penser bien ce qu’il se propose de dire, de modeler peu à peu l’esprit du journal qui est le sien, d’écrire attentivement et de ne jamais perdre de vue cette immense nécessité où nous sommes de redonner à un pays sa voix profonde. Si nous faisons que cette voix demeure celle de l’énergie plutôt que de la haine, et de la fière objectivité et non de la rhétorique, de l’humanité plutôt que de la médiocrité, alors beaucoup de choses seront sauvées et nous n’aurons pas démérité. »

“Albert Camus journaliste”, de Maria Santos-Sainz, préface d’Edwy Plenel, éd. Apogée, 300 pages, 20 euros.

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