D’emblée, le sort misérable d’enfants exploités par plus forts qu’eux, lui avait serré le cœur. Ils sont souvent attirés en ville par des rabatteurs leur promettant travail et ressources nécessaires pour leur famille restée au village. Pourtant, une fois dans la capitale, ils seront introduits dans des circuits de rue. Malgré la dureté de cette existence, il s’y accrochent “Au début du projet, un éducateur de l’association Sinjiya-ton m’avait dit: “Tu pourrais prendre n’importe lequel de ces enfants et le confier à une famille de riches Maliens, tu verras que, la plupart du temps, il retournera dans la rue ». La pertinence de cette remarque a résonné de plus en plus au fur et à mesure que je les fréquentais. ”
« La nuit, il n’y a plus que les enfants des rues et les adultes qui gravitent autour d’eux .”
Des voyages initiatiques
Arnold Grojean avait commencé par animer des ateliers pour les enfants de rue, récoltant leur dessins et les photos qu’ils réalisaient eux-mêmes avec des appareils simples qu’il leur confiait. Il a petit à petit gagné leur confiance, s’est fondu dans le paysage de la ville, a pu entrer dans les cercles de plus en plus étroits du pouvoir invisible de la nuit, cette nuit où il a réalisé ses photos les plus étonnantes. “Même leurs journées se déroulent selon un rythme qui leur appartient totalement, mais la nuit, il n’y a plus que les enfants des rues et les adultes qui gravitent autour d’eux.”
La photo, pour être en contact avec le monde
Arnold Grojean, Bruxellois, 33 ans, a fait des études artistiques à l’Ecole Supérieure des Arts de l’Image, “Le 75”. A ses yeux, toutes les disciplines artistiques sont des moyens d’expression qui se valent mais la photo lui permet, en outre, d’être en relation avec le monde, en collaboration avec le réel et d’aller au contact des autres. Ses études secondaires terminées, il part donc en 2008 en voyage en solo dans des pays dont la spiritualité l’intéresse, six mois en Inde, trois mois au Mali où réside une de ses tantes. Elle travaille, à Bamako, avec Sinjiya-ton, une ONG qui s’occupe de réinsérer les enfants qui vivent en rue, un problème fréquent en Afrique de l’Ouest. C’est comme cela que tout a commencé pour Arnold. Passionné par la découverte du Pays Dogon au Mali, il reste aussi un temps à Bamako où il découvre la thématique des enfants des rues, il fera trois voyages successifs au Mali entre 2013 et 2015 pour y développer son projet Koungo Fitini (Problèmes Mineurs), un véritable reportage photo au long cours. Les acteurs en sont les enfants qui acceptent de le faire entrer dans les lieux secrets de la capitale malienne où vit une véritable Cour des Miracles, violente mais organisée selon des règles secrètes. S.P.
Un véritable voyage initiatique pour Arnold qui a ainsi été admis à voir, de très près, les lieux géométriques des différents trafics et de la vie, en mode survie, de ces enfants. Les Halles de Bamako, le Quartier Bozola avec ses salles de jeux vidéo où on les laisse jouer contre quelques pièces. Et l’Autogare – la gare des bus – si dangereuse la nuit que la police n’y met pas les pieds, avec sa prostitution enfantine, les gosses qui sniffent la colle, le trafic de drogues en tout genre. C’est là que règne le grand chef, le véritable Parrain de ces enfants des rues qui, souvent, sont interceptés à leur première arrivée dans cette gare, débarquant du bus, perdus dans la foule.
Dans les mains des exploiteurs
“C’est le premier “filet” qui les ramasse alors qu’ils ont décidé, à l’âge de dix ans, de quitter leur village, de partir seuls, voir les collines de Kita ou le Sénégal en train. Ils sont ainsi nomades pendant une année ou plus de ce voyage initiatique, et arrivent à Bamako dans l’espoir d’amasser un peu d’argent auprès d’une famille, pour se constituer un trousseau de mariage pour les filles, une dot pour les garçons. En guise de famille, ils tombent dans les pattes d’exploiteurs qui les cornaquent pour une misère, parfois l’équivalent de dix euros par mois.”
Ils ont réalisé eux-mêmes les cahiers
C’est ce que racontent et montrent les cahiers, réalisés par les enfants eux-mêmes, qu’Arnold Grojean a réunis sous le titre de Koungo Fitini, “Problèmes mineurs”… Un chef-d’œuvre d’understatement que ce titre. Rarement travail photographique aura été aussi distingué que ce Koungo Fitini. Prix National de Photographie (et Prix RTBF) de Belgique 2021, il avait déjà remporté le Prix Médiatine 2017, Le Prix Contretype 2018, Le Prix Roger De Conynck 2015, été élu coup de cœur des professionnels aux Visa pour l’Ani 2017… Il a notamment été exposé à la galerie parisienne ‘Fait&Cause’ en 2018 et au Musée de la Photographie de Charleroi jusqu’au 19 septembre dernier.
Le pays Dogon, terre de mystère
Longtemps, les Dogon du Mali ont vécu isolés, blottis derrière les falaises de Bandiagara dans la boucle du fleuve Niger, pour éviter l’esclavage islamiste comme les missionnaires chrétiens. Cet isolement volontaire a finalement alimenté les théories les plus folles d’un contact ancestral des Dogon et de leurs chefs spirituels, les Hogon, avec des extra-terrestres. On ne s’expliquait pas comment la cosmogonie de ce peuple pouvait avoir eu connaissance de l’étoile Sirius… Ce n’était en réalité qu’une affabulation, une légende urbaine pour ufologues crédules, aujourd’hui dégonflée.
Mais la spiritualité secrète et intense du pays Dogon est, en soi, un sujet fascinant, qui continue d’inspirer Arnold Grojean, qui l’explore en fait depuis son premier contact avec l’Afrique. “C’est chez eux, dans la forêt, que j’étais resté pendant plusieurs jours lors de mon premier voyage, un lieu empreint d’animisme et de spiritualité qui a été une révélation pour moi. J’ai cherché à y retourner chaque année depuis 2008. C’est une recherche de long terme, sur les pouvoirs de l’esprit, la symbolique des éléments naturels, des animaux, des sociétés traditionnelles comme la société des Chasseurs …” S.P.